— Ma fille…
Comme s'il devinait sa fin prochaine, notre père, chaque soir, convoquait chacun de ses enfants et lui inculquait son savoir des secrets de la vie.
— Ma fille, le pire est un pays. Tu dois en apprendre tous les chemins, tous les recoins. Y habitent des monstres qu'il faut te préparer à affronter. Imagine, par exemple, que tu tombes gravement malade, quelle est ta réaction ?
Ce genre de pédagogie, on s'en doute, sortait Manama de ses gonds :
— Tu es devenu fou, Ousmane ? Marguerite n'a que sept ans. Tu veux la ronger d'angoisse ? Ne l'écoute pas, ma chérie.
Ces interventions ne gênaient en rien le programme éducatif paternel.
— Ta mère est gentille, mais, dis-moi, qu'arriverait-il à la centrale si je ne prévoyais pas à temps la montée des eaux ? Des catastrophes, Marguerite, des turbines emballées, voire arrachées. Je t'en supplie, Marguerite, fais-moi confiance et prévois tout, à commencer par le malheur. Ainsi, de deux choses l'une : ou tu seras prête à lutter, ou tu pourras goûter l'incomparable délice de la fausse alerte. Reprenons. Un de tes enfants disparaît,Marguerite. Disparaît au loin, sans laisser la moindre trace. Que fais-tu ?
Imbécile Marguerite !
Ousmane, pourquoi ne t'ai-je pas écouté ? Pourquoi n'avais-je pas imaginé une seconde la possibilité de ce drame : la mort de Balewell ? Je me retrouvais seule. Seule avec mes huit enfants. Tous les neuf confrontés à cette nouveauté radicale : notre amour, père et mari, n'est plus là.
Je me rappelle, ces nuits-là, je rêvais que venait à ma rencontre l'horreur absolue, l'horreur garantie absolue. Je lui posais la question de confiance. Vous êtes le pire ? Vous me jurez que vous êtes ce qu'il y a de pire au monde ? L'horreur hochait la tête : on ne peut faire pire que moi. Alors je la remerciais, l'horreur garantie absolue. Au moins, avec vous j'ai descendu tout au bas de l'escalier du malheur, mes pieds reposent sur le fond du gouffre, et je peux remonter. Je m'éveillais plutôt souriante, pleine de ressort. Je te promets, Ousmane, cette fois, j'ai compris. Plus rien d'affreux ne pourra désormais me surprendre : j'envisage tout.
Cette stratégie allait se révéler des plus utiles pour faire face aux événements ultérieurs. Car mon père avait oublié une chose. Ou peut-être avait-il préféré me la cacher, cette chose, cette vérité pénible, j'étais si petite, il voulait m'épargner. Ce qu'il ne m'avait pas dit et que j'ai découvert, c'est l'originalité de notre continent : le pire a chez nous cette capacité démoniaque d'engendrer de l'encore pire. Un enfant infirme, non content de sa difformité, sera vendu comme esclave. L'enfant infirme esclave sera contraint de faire la guerre. L'enfant infirme esclave sous les armes sera blessé, plus tard violé et donc atteint par le sida…
Sans aller jusque-là, j'allais devoir supporter ma part de fléaux. En Afrique, le pire n'a pas de fond.